Le vieux moulin

Nombreux sont les jeunes de la commune à avoir connu comme lieu de baignade estivale l’onde assez large et profonde pour tenir lieu de piscine, située sur le San Fiumento un peu après le confluent du Vallon de Tigliola, et qu’on peut atteindre par la route dans la courbe du grand lacet sous le cimetière de Verdese, ou à pied par le « sentier des arbres », rive droite. Le promeneur peu attentif ne verra peut-être pas les deux arches enfouies sous la végétation, et peut-être même, s’il les découvre, ne saura-t-il pas quelle était leur raison d’être, au bord d’un torrent, si loin de de toute habitation. Il est vrai que le lieu est connu de tous sous le nom de « Moulin ». Mais alors, si cette bâtisse en ruine était un moulin, comment fonctionnait-il, et à quoi servait-il ? S’approcher des arches, examiner la construction nous ramène à une époque ancienne, peut-être le début du XVIIIe siècle, et nous incite à comprendre les raisons des efforts de nos prédécesseurs pour mettre en œuvre de tels dispositifs.

Au cœur de la châtaigneraie, on doit se remémorer toute la place de la châtaigne dans l’économie de notre région jusqu’aux grandes années de l’exode rural qui vida la Castagniccia de ses habitants et provoqua l’abandon des activités agricoles intenses qui assuraient alors la vie des villageois. Si l’on interroge les septuagénaires de nos jours, beaucoup se souviennent du temps de préparation de la récolte, et du travail éprouvant du stockage des fruits dans le séchoir, de la nécessité de brasser ces énormes quantités pour favoriser une dessication uniforme, de la préparation des châtaignes une à une pour les trier afin de conserver les plus dures et les plus claires pour en faire la farine indispensable à la nourriture des familles. Pour passer de la châtaigne séchée et décortiquée à la farine, il faut un moulin, d’une taille suffisante pour traiter les quantités nécessaires à des centaines d’habitants. Avec l’équipement électrique de la Corse, cette énergie a remplacé l’énergie hydraulique qui pendant tant de siècles a aidé le travail des castanéiculteurs.

Le moulin dont nous parlons appartient à Paul Battesti, le maire de Nocario, qui nous apprend que bien qu’abandonné aujourd’hui, ce lieu a été actif jusqu’en 1947. Grâce aux souvenirs de Paul Battesti, et aux travaux d’un historien des moulins, Jean-Pierre Henri Azéma, auteur d’une étude sur les moulins de Corse dans la revue « Le monde des moulins » n°28 d’avril 2009, il est possible d’avoir une idée assez précise du fonctionnement d’un moulin, et d’identifier dans les vestiges actuels les réalités d’une activité passée mais si importante dans la culture des habitants de l’Orezza, particulièrement.

Notre moulin est un moulin à rodet (ou rouet), dont la roue horizontale entraîne un axe vertical afin de mouvoir à l’étage supérieur la partie tournante d’une meule de schiste dur ou de granite qui réduit les châtaignes en une fine farine en les écrasant sur la partie gisante de la meule. Le meunier doit veiller au bon réglage de la rotation, à la qualité des châtaignes qui, trop molles, « collent » la meule et empêchent son bon fonctionnement, à l’alimentation par la trémie de la meule qui tape sur la meule gisante lorsqu’il manque des châtaignes, un frottement pouvant aller jusqu’à un très brûlant échauffement. Le moulin à rodet est plus simple et plus économique que le moulin à roue à aubes à axe horizontal, mais doit bénéficier d’une hauteur de chute de 4m pour assurer une pression suffisante au niveau du canon dont le jet propulse les cuillères de la roue hydraulique. A l’étage supérieur, une cheminée permet de chauffer le local pour le confort du « mulinaru » et pour conserver une température suffisante pour la mouture des châtaignes.

Paul raconte qu’une année, pendant la dernière guerre, à Noël, le meunier avait voulu assister à la messe de Minuit à Verdese, et pour ce faire, avait rempli la trémie, ce qui lui donnait le temps de fêter religieusement Noël. Mais après la messe, le plaisir de partager un verre au bar avec les villageois lui fit oublier que la trémie pendant ce temps-là se vidait de ses châtaignes. La meule se mit à chauffer, enflamma la farine et les parties en bois du moulin qui fut dévoré par les flammes.

Il était indispensable de le reconstruire. On coupa les troncs nécessaires pour les poutres, on acheta à Galeria des meules neuves, et une fois les poutres sèches et prêtes à être utilisées, le propriétaire du moulin, le père de Paul, lança une « chiama » à Verdese, c’est à dire un appel collectif pour aider à la reconstruction de l’édifice. Par mégarde, il oublia de faire appel à l’un des hommes du village, qui était pourtant parmi les plus vigoureux.

Le lendemain, lorsque tous ceux qui avaient été sollicités se présentèrent au moulin, grande fut leur surprise de voir que la poutre faîtière, la plus lourde et la plus difficile à mettre en place, avait été installée dans la nuit. C’était celui qui avait été « oublié » par le père de Paul qui, vexé, avait tout seul accompli cet exploit. Le père de Paul comprit qu’il avait commis un impair, et qu’il ne lui restait plus qu’à aller trouver cet homme et lui présenter ses excuses.

L’histoire du villageois oublié, racontée par Paul lui-même.

Les quelques photos qui suivent proviennent d’une visite récente de la ruine. Nous nous efforçons de commenter ces images pour essayer de comprendre ces vestiges.

Les deux voûtes, salles abritant les deux roues hydrauliques sont à peine visibles sous la végétation
à l’intérieur de la salle aval, on peut encore voir le canon à eau dont la pression faisait tourner la roue horizontale
Dans cet orifice devait se loger la banque qui soutenait la roue
Le canon à eau
Dans la salle inférieure amont, encore moins de vestiges
L’entrée de l’étage supérieur qui abritait les meules
Le toit du moulin s’est complètement effondré
Les restes de la cheminée qui chauffait le moulin
L’orifice dans le plancher qui permettait le passage de l’axe d’entraînement
Sous les débris du bâtis, on distingue la meule gisante. L’autre meule a été mise à l’abri chez Paul Battesti
Cette pièce métallique est sans doute la bride qui permettait d’entraîner la meule tournante
Une porte supérieure suppose l’existence de combles, peut-être pour le stockage
Ce dessin, bien que ne représentant pas le moulin de NOCARIO, donne une idée juste du fonctionnement d’un moulin à rodet. En cliquant sur l’image, vous serez renvoyé à un article de blog sur les moulins à rodet (ou rouet) de Gascogne.

Pour consulter l’article de Jean-Pierre Henri Azéma sur les moulins de Corse, suivre le lien suivant :

Cet article décrit un état des moulins à châtaignes en 2008 et donne de nombreuses informations sur la castanéiculture. On y trouvera une carte de la répartition du châtaignier et des moulins en Corse, dont la majorité sont en Castagniccia.

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